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Madagascar à travers la lorgnette coloniale

C’est au 16e siècle que s’est inaugurée la consommation du Malgache : lorsque la grande narration européenne a ouvert la boite aux surprises des territoires inexplorés, ébauchant le récit qui bientôt accompagnera l’anthropophagie planétaire. (1)

Dès la seconde moitié du 19e siècle, on enregistre la mutation des descriptions en machinerie agressive préparant et appelant la conquête et de 1895 à 1920, l'institution d'un discours de savoir corrélé à l'entreprise d'assujettissement colonial.

Le récit se partage en deux genres : la description mais aussi la narration de voyage. Regard du savoir, l’explorateur devient l’œil du pouvoir. Il recense les richesses du pays et étudie avec intérêt les structures politiques et sociales indigènes sans pour cela déduire la nécessité de les respecter. Avant-garde de l’armée expéditionnaire, Alfred Grandidier jouera ainsi un rôle non négligeable dans toutes les instances touchant à la colonisation de Madagascar. (…)

Le savoir énonce le territoire. Le rapport au travail traduit le degré d’exigence coloniale envisageable, tandis que le rapport à l’autorité suppute les chances d’une collaboration ou les risques d’une résistance. (…)

La pénétration à l’intérieur des terres par les Européens a inscrit un écart irréductible entre le centre et la côte. Elle s’est faite en liaison avec les entreprises fructueuses qui ont concerné cette partie du monde : commerce, évangélisation et traite des esclaves. Dès Mayeur, auteur en 1776 de Voyage au pays d’Ancôve, la différenciation entre le centre et la côte ne s’établit plus à partir des côtes de la Grande Ile mais sur la foi d’une observation directe des régions respectives (1).

La plupart des auteurs nous proposent une vision dualiste de la Grande Ile. Celle d’un peuple vainqueur et d’un peuple vaincu. Le premier nous est décrit comme montagnard, énergique, actif, laborieux, doué d’un instinct de discipline, fait pour commander, c’est la nation hova. Le second en grande partie riverain de la mer, énervé par les brises tièdes de la côte, par les chaudes émanations des marais, paresseux, haïssant toute discipline, fait pour servir (2).

Les idéologues de la colonisation, des Grandidier aux Leblond, ont brodé sur ce canevas simpliste, marqué par la dualité, jusqu’à ce qu’il prenne dans l’opinion la force d’un véritable archétype. A force de simplification, cela caricature la réalité et conduit à fausser le jugement. Evoquer sous le nom de «Hovas» la population merina (originaire de la ville de Tananarive et des campagnes environnantes) est une erreur au même titre que de classer sous le label «côtier» toutes les populations autres que les Merinas, quand on sait que la plupart des groupements ainsi désignés, habitent la partie centrale et non périphérique de l’île.

Cette vision n’est évidemment pas innocente. Remarquons d’abord la tentative de justification de la domination des «Hovas» sur les ethnies côtières. Elle permet de préparer l’opinion publique française à l’éventualité d’une conquête de Madagascar. L’ethnie merina, valorisée, est hissée au rang de nation. Le schéma de domination reste le même que dans la relation coloniale où un peuple soumet tous les autres. Grâce à un raccourci du passé, les auteurs tentent de justifier l’avenir. Le dualisme qui tranche Madagascar en deux parties bien distinctes constitue la pièce centrale d’une stratégie coloniale, d’abord discursive avant d’être militaire. (…)

Le rapport au travail traduit implicitement le degré d’exigence coloniale supportable ou inversement nécessaire, tandis que le rapport à l’autorité suppute les chances d’une collaboration ou les risques d’une résistance.

L’examen des aptitudes stipule comment répartir les tâches, assigner les places, distribuer les rôles selon les tribus ou les «races», le décryptage des mentalités livrant, lui, les modalités de la manipulation.

La psychologie et le goût exotique, en nous permettant d’apprécier la valeur des races autochtones, doivent nous aider à réaliser le plus grand développement économique de leur contrée (3), écrivent les Leblond dans un article, paru en octobre 1907, dans La Revue des Deux Mondes (…) on les connaîtra et on saura tirer d’eux l’effort qu’ils sont susceptibles de donner (3).

Le discours colonial énonce aussi la nécessité de son œuvre protectrice. Face à un désir d’émancipation, perçu comme un danger social, la dégénérescence physique ou morale a pour elle d’augmenter la nécessité du redressement. Œuvre de civilisation qui signifie aussi obligation de travail, impératif de moralisation … voire prévention de nationalisme. (…)

L’image proposée de l’autochtone est souvent fonction de l’accueil réservé au voyageur. Ainsi cet extrait du journal de bord du capitaine de vaisseau Page, publié en novembre 1849, dans La Revue des Deux Mondes (4) :
(…) On ne s’habitue pas tout de suite aux têtes des femmes malgaches : leur chevelure laineuse dont elles ont le plus grand soin, ébouriffée par paquets, et leurs grands yeux fixes, dont le blanc ressort vivement sur leurs faces noires et luisantes, donne à leur aspect quelque chose de diabolique (…) Toutes ces têtes hérissées de tire-bouchons laineux se secouent vivement, le blanc de leurs yeux étincelle comme des flocons de neige sur une masse de cyprès.

Tout en continuant à décortiquer les innombrables défauts inhérents à chaque ethnie, les auteurs dissertent aussi à l’échelle du continent. Au fil des récits se dessine un comportement malgache type. De cette noyade dans le flou anonyme, il ressort une totale déshumanisation. Aucun Malgache ne peut-être sauvé de l’accusation de paresse.

(…) Le Betsimisarake paresse sur l’eau comme l’Arabe fume le kif ou l’Indochinois l’opium : c’est la douceur de la fainéantise solitaire, d’une somnolence lumineuse, les yeux ouverts sur une mollesse qui coule, dans un froissement liqude délicieux ; (…) apathique, mais veillant toujours d’instinct à ne pas prendre pour un tronc mort le caïman qui est venu respirer à la surface de l’onde (…)(5). Ou encore :

(…) Fainéant, le Sakalave dort la nuit et repose le jour (…) (6)

Notes:

(1) Selon A.BOUILLON, Madagascar et son âme (Essai sur le discours psychologique colonial), L’Harmattan, 1981, p.29.

(2) Capitaine de vaisseau PAGE, Journal d’une station dans les mers de l’Inde au moment de la Révolution de février. Bourbon et Madagascar, Nossi-Bé et Mayotte. Scènes de la vie coloniale
et rôle de la France dans l’Océan Indien, La Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1849, p.594.

(3) M. et A. LEBLOND, Madagascar. VI. La mise en valeur du sol, la colonisation française et l’immigration, La Revue des Deux Mondes, 1er octobre 1907, pp. 873 et 874.

(4) Capitaine de vaisseau PAGE, Journal d’une station dans les mers de l’Inde au moment de la révolution de février. Bourbon
et Madagascar, Nossi-Bé et Mayotte. Scènes de la vie coloniale
et rôle de la France dans l’Océan Indien, La Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1849, p.592-93.

(5) M. et A. LEBLOND, Madagascar. I. Les régions et les races,
La Revue des Deux Mondes
, 1er janvier 1907, p.162.

(6) M. et A. LEBLOND, Madagascar. II. L’âme malgache :
la famille, les fêtes et les mœurs, La Revue des Deux Mondes,
15 mars 1907, p.383.

Extraits de Madagascar au temps des colonies
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